par Nicolas Nolf | Juin 11, 2018 | Blog
En matière d’influenceurs business, le web francophone présente un net excédent de bullshit par rapport aux contenus pertinents. Mais en cherchant un peu, on trouve du très bon. C’est ça le truc, c’est que le bon contenu se mérite.
Telle est ma conclusion après avoir récemment exploré la sphère francophone des « influenceurs business », ou supposés tels, proposant du contenu gratuit sur les réseaux sociaux ou leurs blogs.
L’occasion de confirmer que le web francophone offre évidemment un choix plus restreint d’influenceurs dans le domaine du business que le web anglophone. C’est la démographie qui veut cela mais aussi le fait que le phénomène des influenceurs, comme la plupart des phénomènes online, a pris corps dans les pays anglo-saxons bien avant d’atteindre la francophonie. Certains influenceurs anglo-saxons ont rencontré un succès tel qu’ils ont aiguisé les appétits bien au-delà de la sphère anglophone. Certains américains comme Tony Robbins ou Tim Ferriss ont commencé sur la thématique du développement personnel bien avant l’avènement des réseaux sociaux et n’y ont finalement que prolongé et amplifié des travaux déjà bien entamés. Aujourd’hui encore, toutes les 30 secondes, un bon vieux spot de pub pour les produits de Tony Robbins est diffusé quelque part dans le monde sur une chaîne de télé. Vertigineux.
On trouve des contenus francophones de très bonne qualité, émanant d’entrepreneurs expérimentés, dont le recul est un atout évident qu’il s’agisse d’appuyer leurs contenus sur leur propre expérience, de proposer des interviews, d’animer des tables rondes sur différentes thématiques, etc.
On trouve aussi dans le domaine une quantité affligeante de bullshit, et on va parler.
Au-delà de l’ineptie des propos, souvent à déplorer, on est surtout frappé par la dimension mythomane atteinte par beaucoup à un point que c’en est effrayant. En fait on pourrait volontiers en rire si l’on ne se rendait compte en lisant les commentaires sous leurs contenus, que des milliers de personnes consomment inepties et mensonges en grandes quantités et les prennent pour argent comptant.
Les influenceurs influencent, même discrètement
Car la caractéristique première d’un influenceur est logiquement sa capacité à influencer. Entendons par là, sa propension à obtenir l’adhésion à ses opinions. « J’en pense comme vous, mon Général ! » Mais plus subtilement, cela commence par la capacité à rassembler du monde autour des questions qu’on pose… y compris (et surtout ?) quand elles sont mal posées, orientées, stériles, sans objet, relevant d’un combat d’arrière-garde, etc.
Car on peut se draper dans son indépendance d’esprit et asséner une réponse cinglante à l’un de ces influenceurs après lui avoir signifié notre désaccord sur un sujet, il n’empêche qu’on est bien rentré dans le débat avec lui, autrement dit, on a accepté que son sujet en soit un et que la manière de le poser mérite notre réaction. C’est toute l’habileté de l’influenceur que d’aller chercher des réactions, même négatives, en titillant notre tendance naturelle à répondre à la volée dès lors qu’une question nous est posée.
Comment pourrait-il en être autrement, déjà ? Les réseaux sociaux ont littéralement instauré le « syndrome de l’objet brillant » à savoir, la mise en avant des publications qui suscitent des réactions, créant ainsi l’apparition « d’objets brillants » dans le champ de vision que constituent nos fils d’actualités. Le problème est que si les réseaux sociaux adorent tout ce qui brille, on sait aussi que tout ce qui brille n’est pas or. Autrement dit, ne pas confondre ce qui brille et ce qui est brillant.
LinkedIn, Facebook, Youtube, etc, ont tous des algorithmes qui mettent en avant les publications recevant un grand nombre d’interactions. Pour être vu et mis au premier plan, il faut obtenir du commentaire, du partage et du j’aime.
Les influenceurs (notamment les plus jeunes) l’ont particulièrement bien compris et beaucoup sont passés maîtres dans les publications destinées à faire tourner la machine à engagement.
Les méthodes préférées des influenceurs
On recense différentes méthodes pour y parvenir :
Tout commence généralement par un bout de storytelling dont le meilleur camelot ne renierait pas la grossièreté des ficelles. « Hier je rencontre un ami, il sortait d’un entretien d’embauche, et v’là t’y pas ce qu’il me raconte… »
Puis vient, au choix :
L’enfonçage de portes ouvertes :
J’affirme un bon gros truc bien évident, du genre « moi je crois qu’on devrait tous avoir une chance de faire nos preuves », que je ponctue de préférence par un « qui est d’accord ? », des fois que le premier appel à l’acquiescement ne suffise pas. Résultat garanti, ouvrez grand le piège à bénis oui-oui !
La bonne vieille démagogie produit aussi des résultats fabuleux :
« Moi je dis que la volonté passe avant les compétences, qui est d’accord ? »
Question parfaite pour draguer toutes les personnes qui vivent mal leur recherche d’emploi infructueuse, les aspirants entrepreneurs qui n’ont pas pu lever un euro autour de l’idée du siècle faute d’avoir convaincu un investisseur qu’ils en ont les compétences, ou ceux qui sont persuadés de mériter une promotion bien plus que leur voisin, c’est à dire à peu près tout le monde ! Les termes de l’énoncé doivent surtout rester suffisamment vagues pour que chacun s’y reconnaisse.
Autre exemple récurrent (il marche tellement bien celui-là que les gars se le repiquent entre eux régulièrement) : « Moi je crois qu’un diplôme ça ne veut pas dire grand chose, ce qui compte c’est l’expérience, qui est d’accord ? »
Parfait pour attirer toute personne à la scolarité mal digérée, mais aussi bien légitimement toutes les personnes qui se voient encore renvoyées à leur manque de diplômes alors qu’elles ont 20 ans de métier… et puisqu’il s’agit aussi d’attirer les gens qui ne sont pas d’accord, on aura aussi toutes les personnes qui ont travaillé dur pour leur diplôme et qui n’entendent pas laisser ainsi dénigrer son utilité. Là aussi ça en fait du monde ! Donc, ça fait de l’engagement.
Et à ceux qui renchérissent dans la démagogie, viennent exprimer leur désaccord ou plutôt enfoncer la porte ouverte avec l’influenceur, s’ajoutent ceux qui ont compris la supercherie et viennent le dire. Ceux-là contribuent à leur corps défendant, à améliorer la visibilité de ces publications qui les horripilent.
A ce propos, c’est aussi pour booster le taux d’engagement que tant de publications contiennent au monis une faute d’orthographe grossière… certaines publications recevant ainsi plus de commentaires sur l’orthographe que sur le fond du sujet… et vis-à-vis de l’algorithme tout ça compte pareil.
Le sujet bancale est également une méthode qui a fait ses preuves :
« L’autre jour je me suis trouvé face à un acheteur qui m’a sorti son tableur Excel pour me montrer que j’étais 3,6% plus cher que mon concurrent, y en a marre des tableurs c’est n’importe quoi ! »
On obtiendra ici l’adhésion de tous les allergiques aux chiffres et autres enfumeurs professionnels, déjà. Ensuite, le soutien de tous ceux qui estiment à juste titre qu’un produit/service ne se résume pas à un prix et que les acheteurs feraient bien d’améliorer leur culture du produit plutôt que de s’en tenir à leur tableur. Et voilà donc les enfumeurs que les chiffres mettent mal à l’aise, en pleine argumentation avec ceux qui de bonne foi, défendent les caractéristiques produit. L’auteur de le publication d’origine évitera bien sûr de revenir clarifier son propos. Car plus le propos reste confus, plus le nombre de participants sera important.
Les jeunes influenceurs, rois du trompe-l’oeil ?
Les digital natives occupent tout naturellement cet espace et s’y trouvent très à l’aise, car ils ont parfaitement compris comment marche le buzz .
Place au « life coach » de 23 ans qui est forcément crédible du fait qu’il a 150 vidéos sur Youtube souvent plus creuses les unes que les autres, ou simplement copiées/collées d’autres influenceurs, mieux placés ou pas. Si à 23 ans tu n’as pas fait ta vidéo « morning routine » ou « le secret des start-ups qui réussissent », tu as d’ores et déjà raté ta vie.
N’oublions pas le joli paquet d’abonnés qui doit forcément aller avec. Pour le prix d’un mois de stage, on peut en acheter 10000 en toute discrétion. De quoi donner au premier qui passe l’impression que la chaîne Youtube en question est incontournable et que le grand ado qui gesticule face caméra est un cador.
Place au « serial entrepreneur » de 22 ans dont on ne peut jamais savoir exactement en quoi consistent les activités entrepreneuriales, sans parler des résultats obtenus, des emplois créés, etc. Dernièrement je suis tombé sur la vidéo absolument sidérante de l’un d’entre eux… qui parlait comme s’il avait 15 ans de plus. L’air blasé, il raconte son histoire… « Il y a quelques années j’étais commercial dans une très grosse boîte parisienne, j’étais dans la rat race (NDLA : super important de parsemer son propos de termes anglo-saxons !), je gagnais des fortunes, j’avais de très gros clients, mais bon je me suis dit que la vie c’était pas ça ».
Sérieusement.
Ceux-là seront souvent les premiers à asséner de grandes affirmations sur le management alors qu’ils n’ont jamais managé personne, par exemple. Ou à se lancer dans de grandes tirades sur la prise de risque en mode « même pas peur », sans conjoint(e), sans enfants, sans crédits sur le dos, et sans un euro investi autrement que dans un iPhone et un micro-cravate. Ou à s’illustrer dans les jolies vidéos clickbait qui promettent la stratégie miracle pour faire « fortune » dans l’e-commerce par le dropshipping, par exemple, avec explication fumeuse devant un paperboard où il ne sera question ni de TVA, ni de déclarations douanières, ni de SAV, ni de responsabilité produit, ni de référencement… à ce compte-là, le business est vite rentable, c’est certain.
Entendons-nous bien ! Il n’y a pas d’âge pour entreprendre et adopter l’état d’esprit (pardon, le mindset, comme il convient de dire apparemment) qui va avec.
Ce que je regrette, c’est l’enfumage permanent.
Soyez vous-mêmes, jeunes gens ! Assumez les débuts difficiles, le manque d’expérience, et le challenge qui consiste à attirer l’attention de manière crédible et intéressante quand on n’a pas encore un gros palmarès à montrer. Documentez le tout, faites-en le coeur de vos chroniques, allez interviewer des gens qui ont vraiment entrepris… ce serait tellement plus intéressant de vous suivre dans ces conditions.
Cela me semble d’autant plus important que viendra un jour où vous devrez cesser l’enfumage et réellement gagner votre vie. Le web a une mémoire… indélébile. Il est probable que d’ici quelques années vous aurez beaucoup de mal à assumer vos années bullshit.
L’enfumage suppose la complicité de l’enfumé
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de gens pour creuser un minimum le background de ces influenceurs et se rendre compte que l’essentiel de leur aura est basée sur du vent ?
Parce que la paresse intellectuelle règne en maîtresse, favorisée par la profusion de contenu autour de nous. On a l’impression que les points de vue les plus simplistes n’ont jamais été aussi nombreux à tout propos, alors que la masse d’informations censées permettre de nuancer un point de vue n’a jamais été aussi énorme.
Mais le cerveau humain a des limites dans le traitement de données. Ces limites sont dépassées depuis longtemps par les plateformes internet. Rien que sur Youtube, 400 heures de vidéos sont mises en ligne à chaque minute qui passe. Le web compte par ailleurs plus de 30 000 milliards de pages.
Le cerveau humain est en recherche permanente de simplification. Et plus il est exposé à la complexité, plus il a besoin de simplification. C’est bien pour ça que les débats manichéens font toujours autant recette : de droite ou de gauche ? foot ou rugby ? vegan ou viandard ? Messi ou Ronaldo ?
Habitué à des contenus courts, le cerveau 2018 veut tout savoir en 1mn30 sur n’importe quel sujet. Pas étonnant que la superficialité soit de mise ! Faire une recherche sur le background d’un influenceur va prendre plus de temps que de consommer ses contenus… surtout quand dès les premières secondes la recherche de background ne donne rien… ou seulement du contenu maîtrisé par l’influenceur lui-même : pages de son propre blog, profils de réseaux sociaux, interviews ou auto-interviews… les influenceurs de 22 ans n’ont laissé de traces nulle part puisqu’ils ne sont jamais passés nulle part.
Beaucoup d’influenceurs semblent être dans une démarche parfaitement circulaire : « Je suis légitime à te donner des conseils business car j’ai moi-même un business qui consiste à donner des conseils business ». Sachant qu’en réalité il s’agit essentiellement de donner des conseils à des aspirants entrepreneurs dont la grande majorité ne passe jamais à l’action mais se gave de vidéos sur le sujet.
Je n’ai aucun problème avec la jeunesse (d’ailleurs j’ai un très bon ami jeune), les formats courts ou les réseaux sociaux.
J’ai un problème, en revanche, avec le vide.
Surtout quand il est présenté comme étant du contenu.
Les bons influenceurs sont d’abord des praticiens
Avant d’être la référence absolue en matière d’influence sur le business du digital, Gary Vaynerchuk est un type qui a fait passer un business familial de 3 millions USD à 60 millions USD, à la force du poignet. Il emploie des centaines de personnes et gère les budgets de marketing digital de très grandes marques. Chris Ducker, devenu en quelques années la référence européenne en matière de personal branding, est avant tout le patron d’une boîte d’assistants virtuels aux Philippines employant des centaines de personnes pour du business dans des dizaines de pays. John Lee Dumas, auteur du support de coaching personnel « The Freedom Journal » a passé 5 ans à interviewer près de 2000 entrepreneurs dans un podcast dont les épisodes ont été téléchargés des dizaines de millions de fois.
Cocorico ! Voici 3 influenceurs français dont j’apprécie tout particulièrement le travail :
Nicolas Quilliet, qui anime l’excellente émission web « Sur la Route », est patron d’une agence de marketing digital.
Alexandre Contart a derrière lui une vraie carrière dans la production musicale et continue de diriger au quotidien le Studio Dorian Gray, agence de création de vidéos. Ses vidéos Upgrade et ses sessions live sont toujours ancrées dans son expérience.
Pauline Laigneau a commencé par l’entrepreneuriat en créant en famille une marque de bijoux. Son podcast Crème de la Crème vaut le détour !
Dès qu’on creuse un minimum, on trouve des praticiens, passionnants à suivre, qui ont une vraie légitimité et un vécu sur lequel s’appuyer, et le recul et l’humilité nécessaires.
Tant qu’on reste en surface, on trouve les autres. En fait ce n’est pas tant qu’on les trouve, mais que tristement ce sont leurs contenus qui apparaissent en premier. La recherche de bons contenus est donc plus jamais une affaire d’envie. Mais aussi, de mise en avant de ce qui nous plaît et nous paraît pertinent quand on tombe dessus ! Un mot d’encouragement et un simple clic sur un bouton « Partager » plutôt qu’un bouton « J’aime », peuvent faire une énorme différence.
On a les influenceurs qu’on mérite, en somme.
par Nicolas Nolf | Mai 22, 2018 | Blog
Se payer quand on est chef d’entreprise, un tabou français
La France est un pays où le sujet de la rémunération est tabou. C’est vrai pour toutes les catégories professionnelles du privé, à l’exception des joueurs de foot dont les salaires sont largement exposés et commentés dans les medias. C’est aussi vrai pour la fonction publique : elle fait l’objet de grilles très précises consultables par tout un chacun, mais qui parlent de points d’indice, de coefficients et de rythmes d’avancement de manière tellement confuse et technique que bien malin celui qui peut connaître en les lisant, le salaire de son voisin.
Se payer quand on est chef d’entreprise n’échappe pas au tabou. Bien sûr, là encore, les Neymar ou les Mbappé du CAC 40 voient leurs rémunérations largement commentées dans la presse. Mais ils sont une archi minorité.
Quand on se penche sur le salaire du reste des chefs d’entreprise, patrons de TPE-PME, on trouve des informations très variables : on parle ici de 5000 € net, ailleurs on parle de 17000 € net (bonjour la fourchette !), on parle ici des patrons de TPE, là-bas des patrons de PME, en distinguant ceux qui ont moins de 50 salariés, ceux qui en ont plus de 250… et puis quand on parle de se payer quand on est chef d’entreprise, s’agit-il de salaires, de rémunération, intégrant oui ou non des portefeuilles d’actions qui ne génèrent pas un centime tant qu’elles n’ont pas été vendues ? De nombreux journalistes semblent tellement méconnaître la différence entre tous ces éléments…
Bien malin qui peut dire combien en moyenne devrait se payer un chef d’entreprise hors CAC 40.
Finalement, il apparaît qu’un chef d’entreprise peut souvent plus facilement connaître les marges de ses concurrents que le salaire de ses homologues. Et c’est la porte ouverte à la gamberge, surtout quand les temps sont durs.
Se payer quand on est chef d’entreprise : le cas du repreneur, le cas du créateur
Quand on reprend une entreprise, on dispose d’un point de repère qui est la rémunération de l’ancien dirigeant. Sauf à avoir racheté une structure dans laquelle l’ancien patron ne se versait pas de salaire, le repreneur hérite la plupart du temps d’un budget qui prévoit déjà un certain montant de rémunération, parfois même un avantage en nature comme le véhicule de fonction. Se payer quand on est chef d’entreprise en reprise est donc souvent plus simple. On entre plus vite dans le costume du chef d’entreprise qui a une rémunération convenable.
Se payer quand on est chef d’entreprise en création est une autre affaire. Quand on démarre de zéro, à la force du poignet, il peut se passer un moment avant qu’on soit en mesure de se rémunérer. D’autant qu’il est souvent délicat, dans son plan de financement initial, de lever des fonds pour s’assurer une rémunération.
Quand bien même on le ferait, difficile de viser juste ! J’ai souvent vu deux cas de figure à ce sujet : les créateurs d’entreprise qui n’osent quasiment rien demander/prévoir en la matière, et d’autres qui au contraire prévoient dès le départ une rémunération confortable et sollicitent ensuite des financements leur permettant d’assurer cette rémunération.
Selon auprès de qui l’on sollicite le financement, l’accueil est variable. Les banques, déjà, n’aiment pas financer le besoin en fond de roulement, donc les salaires. Encore moins celui du dirigeant, dont beaucoup de banquiers attendent un sens aigu du sacrifice au premier rang duquel, la rémunération. « On a besoin de vous sentir personnellement engagé dans votre projet« , est une phrase que l’on entend encore souvent. En clair : acceptez de ne pas vous payer avant un bon bout de temps, ou allez chercher d’autres sources de financement pour cela, car nous ne sommes pas là pour vous verser un salaire. Se payer quand on est chef d’entreprise, n’est pas l’affaire de la banque. Next.
C’est donc vers d’autres financeurs non-bancaires que le créateur d’entreprise va se tourner pour faire face à son BFR. Ceux-là ont une approche plus pragmatique de la question, acceptent une part de risque plus importante qu’une banque, et se payer quand on est chef d’entreprise est tout à fait accepté par ces financeurs.
Mais pour 1001 raisons, les appréciations sont très variables quant au niveau de rémunération qu’il est acceptable de prévoir à court terme. On entend tout et son contraire. « Votre prévisionnel prévoit 3000 euros brut pour votre rémunération mensuelle sur la première année, c’est beaucoup, vous êtes bien gourmand », te diront certains.
Et quand tu auras revu le salaire à la baisse pour tabler sur 2000 euros par mois, ou quand tu iras voir d’autres financeurs, tu entendras au contraire que ce n’est pas assez, craignant qu’à ce tarif-là tu baisses les bras au bout de la première année surtout si tes précédents postes t’assuraient un revenu nettement plus important. En gros, ils redouteront qu’au premier écueil tu retournes vers un emploi salarié mieux payé et plus sûr.
Ne pas se payer quand on est chef d’entreprise débutant est donc très fréquent. Chacun tente de garder le peu de moyens que dégage son activité pour financer le développement de l’entreprise, en veillant à ne pas en éteindre les braises en allant trop vite se rémunérer.
Ne pas se payer quand on est chef d’entreprise : le mythe vite usé du bootstrap
Beaucoup le vivent très mal. Il y a certes au tout début un côté excitant. On a l’impression d’être dans la droite lignée des Steve Jobs ou Jeff Bezos qui ont débuté dans leur garage avec trois fois rien. D’ailleurs on n’appelle plus ça « en baver pour pas un rond » mais être en mode « bootstrap ». C’est plus à la mode. Mais le résultat sera le même. Le bootstrapping, ça va deux minutes car la sueur et les larmes ne payent pas les factures.
Ne pas se payer quand on est chef d’entreprise est également le chemin le plus sûr vers le syndrome de l’imposteur , qui guette notamment les plus jeunes : il s’agit de cette impression d’illégitimité, ce complexe d’infériorité quand on doit donner l’impression extérieure que l’entreprise avance, tout en étant intérieurement assailli de doutes… et l’incapacité à se rémunérer alimente naturellement les doutes.
Mais les moins jeunes ne sont pas épargnés par ce sentiment de malaise. Pour peu qu’ils aient connu une situation professionnelle valorisante en tant que salarié, avec salaire confortable, voiture, voyages, train de vie plutôt élevé, etc, ils peuvent vivre particulièrement mal la période de vaches maigres. Pas seulement parce que c’est matériellement compliqué, mais aussi parce qu’ils ont l’impression de n’être plus rien professionnellement tant qu’ils n’ont pas remis la main sur ces quelques signes extérieurs de réussite.
Et pendant ce temps, ils seront essentiellement soutenus par le revenu de leur conjoint(e). Dans notre société française un brin machiste, dans laquelle l’homme est censé subvenir aux besoins de sa famille, certains hommes vivront rapidement très mal le fait de dépendre du salaire de leur femme… ce n’est tout simplement pas dans l’ordre des choses pour eux. Mais j’ai aussi connu des entrepreneuses que leur mari couvrait de reproches parce qu’elles n’amenaient plus leur « part » de revenu au foyer. Dans un couple, c’est une situation qui peut vite devenir compliquée.
Vivre temporairement du maintien de ses indemnités chômage est une possibilité pour nombre d’entrepreneurs. Pour peu qu’ils aient eu un très bon job auparavant, ces indemnités peuvent être confortables et les tranquilliser un moment… ou pas. Quand on perçoit 3500 € par mois sous cette forme, au moment où les versements s’arrêtent on peut se trouver grandement désemparé… en ressentant d’autant plus douloureusement le fait qu’on s’en sortait mieux à Pôle Emploi qu’en créant sa boîte.
Et puis ça n’arrange pas le syndrome de l’imposteur : beaucoup d’entrepreneurs vivent mal le fait que leur rémunération provienne de Pôle Emploi. Ils ne l’ont certes volé à personne, cet argent, puisqu’ils ont cotisé pour. Mais s’agissant de se payer quand on est chef d’entreprise, on a rarement envie que ce soit à coup d’allocations ! Ces entrepreneurs ont parfois l’impression d’entreprendre au crochet de l’argent public. Pour peu que l’entrepreneur ait précédemment été adepte des discours fustigeant les « assistés », l’amour propre en prend un rude coup.
Comment j’ai traversé cette phase
J’ai connu de près cette problématique. A la création de mon entreprise, j’ai opté pour le maintien de mes indemnités. Je disposais déjà d’un capital que j’estimais suffisant pour démarrer ma levée de fonds, et étant père de famille, l’indemnité mensuelle me paraissait préférable pour assurer le quotidien en attendant que l’entreprise en soit capable.
Le démarrage de l’entreprise a été plus long que prévu. Le moment fatidique où je ne percevrais plus l’indemnité chômage était évidemment gravé dans le marbre. Et à cette date, je voyais arriver que je n’aurais pas encore les moyens de percevoir un salaire. Pour remédier à cela j’ai saisi l’occasion de travailler comme professeur associé à temps partiel à la Sorbonne Paris IV. J’y ai donc enseigné trois matières de Gestion (Marketing, Ressources Humaines et Négociation) pour les étudiants de Licence et Master en Gestion et Commerce International, pendant 4 ans tout en développant la société.
J’ai retiré de cette activité parallèle beaucoup d’idées et de contacts. Cet aller-retour constant entre théorie et pratique m’a énormément apporté, et mon absence du bureau chaque lundi a développé à vitesse exponentielle l’autonomie de ma principale collaboratrice à l’époque.
Mais au moins les deux premières années, j’ai eu du mal à me sentir à l’aise quant au fait que je me tenais devant les étudiants pour leur parler de gestion, alors-même que ma boîte ne pouvait pas me verser de salaire. Ce fameux sentiment d’imposture.
J’ai mis un moment à comprendre la dose d’admiration que cela suscitait chez la plupart de mes étudiants, plutôt qu’un jugement négatif. Ils étaient en fin de compte ravis d’avoir devant eux un authentique specimen d’entrepreneur, le genre à sauter d’une falaise et à construire un avion sur le chemin de la descente. Sur ma troisième puis quatrième année de contrat, j’étais désormais en mesure de me rémunérer. J’ai continué à mon poste par sécurité mais aussi parce que libéré du syndrome de l’imposteur, je vivais la chose très différemment et pouvait emmener les débats à un niveau bien supérieur.
Se payer quand on est chef d’entreprise : une évidence pour ceux qui n’entreprennent pas
On vit dans un monde de paraître. Se payer quand on est chef d’entreprise est une évidence pour la plupart… de ceux qui n’entreprennent pas. Beaucoup de gens dans ton entourage peuvent penser que du moment que tu as créé ta boîte, ta carte de visite et ton site web, ça y est, tu gagnes de l’argent et tu en vis.
Tu seras aussi parfois mis en valeur en tant que jeune chef d’entreprise : sur le salon Créer, ou dans ton ancienne école, ou à la Chambre de Commerce locale… « applaudissons Untel qui dirige l’entreprise X, bravo pour ton parcours, peux-tu nous en dire quelques mots », etc… alors que tu ne gagnes pas un centime.
Tu as peut-être autour de toi d’autres entrepreneurs qui eux, vivent d’une ou plusieurs grosses levées de fonds. Ils peuvent rapidement afficher un certain standing… tout en ne dégageant pas un euro de résultat (voire en cumulant des pertes considérables). Beaucoup de ce qui ressemble à de la réussite est en réalité en trompe-l’oeil.
Je n’ai pas de méthode toute faite pour que tu supportes ce qui est pratiquement un passage obligé. Tout simplement parce que chacun vit cela à des degrés divers, selon la personne, la situation financière personnelle au départ, combien de temps dure la période de vaches maigres, etc. Tenir le coup 3 mois quand on habite chez ses parents, n’a rien à voir avec tenir le coup deux ans en étant marié, propriétaire d’une maison et parent de deux enfants.
Je peux toutefois te donner ces quelques conseils, puisés de ma propre expérience et de ce que j’ai pu observer autour de moi.
Gouverner, c’est prévoir
Dès la rédaction du business plan, pose-toi cette simple question : « que se passera-t-il si je vends deux fois moins que prévu ET que cela prend deux fois plus temps que prévu ? »
J’ai bien dit « ET« , et pas « ou ». Cela ne signifie pas forcément la mort de ton business. Mais cela va t’obliger à prendre en compte ta situation personnelle si jamais les choses sont plus lentes que prévu. Plus tu y penses en amont, mieux tu te porteras. Gouverner, c’est prévoir.
Réfléchis, sur cette base, à ces quelques options :
- As-tu la possibilité de réunir un peu plus de fonds propres pour mieux assurer le coup ? Il y a le love money, les prêts d’honneur, le crowdfunding, etc. Tu y as évidemment déjà pensé dès la première mouture de ton prévisionnel, mais revois ta copie en mode « deux fois moins de CA, deux fois plus lent ».
- Peux-tu réfléchir dès le départ à une branche d’activité ou produit ou service connexe à ton objectif principal, et qui permettrait un revenu récurrent plus rapide pour faire bouillir la marmite en attendant que l’objectif principal soit atteint ? Par exemple : tu développes une application ou un logiciel, tu mises sur les futures ventes mais c’est long à développer. Dans l’intervalle, peux-tu donner des cours d’informatique ou collaborer avec une autre société qui sous-traite occasionnellement du travail ?
- Aller chercher de nouveaux clients pour étoffer ton CA va te coûter plus cher que de bichonner les clients existants : ce que tu vas devoir investir en marketing, en pubs, en salons, sans garantie de retour, sera ça de moins pour te payer. Bien sûr qu’il faut prospecter. Mais que peux-tu offrir de plus, comme produits et services, à tes premiers clients afin d’augmenter leur panier moyen et capitaliser sur la relation commerciale qui t’unit à eux ?
Bien sûr ce raisonnement reste valable à court, moyen et long terme pour toute entreprise. Mais il est particulièrement important de mener cette réflexion dès le début de la société pour optimiser son cash de départ et ne pas se trouver exsangue au bout d’un an de démarchages dans tous les sens, alors qu’il y avait mieux à faire sur les clients de la première heure qui sont généralement les plus durs à décrocher.
Ces efforts de réflexion sont souvent payants à plus d’un titre :
- D’une part, cela te donne la possibilité d’améliorer ton équilibre financier avant de te lancer : c’est essentiel car une fois lancé et les premières difficultés rencontrées, les volontaires pour réinjecter du cash dans ton business ne vont pas se bousculer au portillon.
- D’autre part, tu gagneras en sérénité par le seul fait d’y avoir réfléchi, ce qui réduira les risques de décisions hâtives et de panique à bord si le pied du mur se présente. Tu auras toi-même défini à quoi ressemble le pied du mur, ce qui t’évitera de t’y trouver sans même t’en rendre compte. C’est primordial. Combien d’entrepreneurs réalisent trop tard… qu’il est trop tard ? Avec parfois de graves conséquences financières personnelles.
- Enfin, la plupart des investisseurs apprécieront ta prise de recul et ta prévoyance, ce qui pourra déclencher des financements que tu n’aurais pas décrochés si tu t’étais présenté en mode « même pas peur ». Les investisseurs apprécient la confiance en soi, mais ne sont pas fan des têtes brûlées. La frontière entre les deux est souvent ténue quand il s’agit d’entreprendre. Tu dois placer soigneusement le curseur entre montrer que tu crois à ton idée et montrer que tu n’es pas naïf pour autant.
Tu liras partout le conseil « surtout garde ton cap, ne te décourage pas, ça va venir ». C’est ce qu’on dit généralement quand cela a été le cas pour soi-même. Mais le fait est que quand on est soi-même au milieu de la tempête, on n’a aucune certitude que « ça va venir ». Et les exemples ne manquent pas où des entrepreneurs auraient mieux fait de ne pas s’accrocher plus longtemps à une illusion et de prendre un peu de recul, planifier un pivot, ou tout au moins mitiger leur risque en envisageant une source de revenu connexe ou parallèle.
On en reparle dans un prochain article car il me semble que le fameux « ne lâche rien, garde ton cap quoi qu’il arrive » est un conseil ultra répandu mais dangereux car souvent pris au pied de la lettre.
Plutôt que de la méthode Coué, je reste adepte d’une certaine prévoyance, et d’un maximum de préparation. On ne peut certes jamais tout prévoir. Raisons de plus pour essayer de le faire.
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